Grand, mince, d’âge mûr, décontracté, il porte des lunettes, un gilet gris en cachemire de belle qualité, un jean, une chemise à petits carreaux. Il tient un livre à la main qui porte l’étiquette d’une bibliothèque d’emprunt. Le titre, c’est quelque chose comme le nettoyage ethnique de la Palestine. L’auteur porte un nom et prénom israélien. Il le pose sur la table avec l’assurance des habitués du Flore, tire la table à côté de la mienne et s’assoit. Je vois son visage. Il est juif, j’en suis sûre. Je repère très vite. Ce n’est pas de discrimination dont on pourrait m’accuser mais de trop grande proximité, bien que je ne le sois pas. Comment parler simplement de ces intuitions et de ces signes qui font toute la saveur de certaines rencontres, sans se faire taxer aujourd’hui de raciste ? Discrimination, voila un mot sérieux, grave et qui, galvaudé et à contre emploi, me fait horreur. Il est dommageable qu’en ces temps d’interprétations abusives et de dérives langagières, au nom du politiquement correcte, tout soit bon à ne voir que de la haine, de la violence et du rejet partout. Surtout là où justement il n’y en pas.
Je n’y peux rien, je n’y comprends rien mais j’attire et je suis attirée. Je reconnais tout de suite ashkénaze ou séfarade. C’est inouï mais c’est comme ça et ça a toujours été comme ça. Hommes objectivement beaux ou laids, moyennement beaux ou moyennement laids, je leur trouve toujours un charme particulier. Dans cette affaire de séduction toute personnelle, les femmes juives, elles, ne m’intéressent qu’au titre de leurs talents, artistiques notamment.
Il se tourne vers moi immédiatement. Je vois qu’il a les yeux bleus, je suis certaine qu’il est ashkénaze et voilà qu’il me parle comme s’il me connaissait de longue date.
- Vous lisez quoi ?
Je lui réponds avec le même naturel
-Un livre passionnant que je viens d’acheter à la Hune
Je regarde mon nouveau voisin de table et sans aucun doute je me dis qu’il l’est. D’ailleurs je sens qu’il va me le faire savoir très vite, sous forme de confidence.
-Je lis le dernier roman de la fille du célèbre philosophe germanopratin. Celui dont le nom, lui aussi ne fait aucun doute si ce n’est qu’ils sont plusieurs célébrités, tous domaines artistiques confondus, à se le partager. Je sens vaguement qu’il va y avoir méprise quand j’ajoute
-Et elle écrit mieux que son papa, certes très brillant à l’oral mais décevant à l’écrit
-Ah oui !!! Je vois des ouvrages fleuves de quatre cent pages qu’on pourrait à chaque fois sans peine réduire de moitié !!!
Et je l’entends me dire en regardant la porte
-Tiens aujourd’hui il n’est pas là car il vient très souvent au Flore vous savez ?
Je comprends de moins en moins car le papa de celle qui déjà me passionne et me bouleverse par la lecture de son dernier roman, est aussi un familier du Flore. Je l’y ai croisé plusieurs fois. Puis je saisis que mon interlocuteur me parle de l’autre, du même nom, le médecin devenu l’écrivain le plus célèbre de France et le plus traduit et lu à l’étranger. Alors je me ravise
-Ah non !!! Je parlais de l’Autre
-Ah oui d’accord !!!! J’y suis, je vois
Nous nous mettons à rire ensemble comme si nous nous connaissions depuis toujours et une connivence s’installe entre nous.
Les présentations faites, la conversation se déroule de sorte que tous les détails qu’il me donne sur son identité, sa vie, ses opinions politiques entrent en complète résonance avec moi. On dirait encore une fois une histoire en miroir
Sur le coup je n’y prête que peu d’attention
Evidemment au bout de deux minutes je sais qu’il lit l’ouvrage d’un historien israélien défendant la thèse d’une édification non pacifique d’Israël et d’une spoliation de la Palestine. Je sais qu’il est juif ashkénaze, issu d’un grand père très religieux, d’un père profondément athée et socialiste. Je sais qu’il a milité après 68 au parti communiste. Je sais qu’il en a honte au regard de tous les crimes commis. Le Cambodge et la Roumanie ? Des tragédies madame des tragédies !!! Je sais qu’il est depuis, résolument contre toutes les idéologies et religions, par essence porteuses de violence.
Je pense à mon ex-mari, Serge, juif lui aussi. Une grand-mère surgie du fin fond du mellah de Tunis, analphabète, profondément religieuse dont le fils, le père de mon mari, par réaction, deviendra lui aussi athée et militant communiste, engagé contre le colonialisme français. Je pense à la transmission toute provisoire de ce « virus » aux générations suivantes. Et puis au retournement d’opinion avec l’Histoire qui décidément avance toujours de manière bien imprévisible.
Je pense aussi à mon propre père, à son identité on ne peut plus française par son nom, arrêté pourtant par les nazis à plusieurs reprises pour vérifications humiliantes d’une supposée origine juive. Aujourd’hui on dirait plus que délit de faciès pour le coup. Je pense à son engagement communiste après la guerre, son athéisme inébranlable et son autorité influente sur ses enfants. Bien sûr, je pense à moi qui en suis revenue et bien revenue de tout ça, au point d’être taxée de conservatrice libérale, en réaction contre l’héritage familial d’un athéisme triomphant et sans faille. Mon idéalisme forcené m’entraine encore vers d’autres rêves qui illuminent des possibles chemins de l’âme. Oui je crois fermement à l’Après. C’est tellement plus poétique que la mort stricto sensu. Lui non, il n’y croit pas mais il paraît un instant ébranlé par mon discours rôdé sur la perfection qui nous transcende et régit l’univers. Perfection qui n’est pas l’apanage des humains, loin s’en faut.
La conversation tourne autour des connivences de notre temps, de notre époque, de nos craintes, de nos espoirs déçus et à venir, de nos rêves vieillis et de notre solitude de soixantenaire dans un monde devenu très individualiste et très égoïste. Eviter l’écueil de croire qu’avant c’était mieux me dit-il, éviter à tout prix pour ne pas vieillir prématurément. Car même la nostalgie Madame n’est plus ce qu’elle était.
Enfin je me lève et prend congé.
-Vous habitez tout près ?
-Oui rue J.B…. une petite rue totalement inconnue des taxis, située entre le Luxembourg et la rue Notre Dame des champs
-Où ça dites vous ? Non je ne vous crois pas !! Au n° 8 de la rue J.B…. ? Mais j’ai habité pendant trois ans avec mon mari au n°6 , nous étions étudiants. C’est incroyable ça !!
Il ne relève pas. Il croit au hasard, moi non. Je viens ici une fois par semaine me dit-il et vous ?
C’est irrégulier, je n’ai pas d’habitude mais j’aime bien venir ici de temps en temps. Alors, peut être que nous nous y rencontrerons une autre fois ?
-Moi c’est Marcel me dit-il en se levant pour me saluer et vous ?
-J’accuse le dernier choc. Moi c’est Mireille, au revoir Marcel
Marcel !!! Non Trop fort!!! Un prénom bien connu que j’aime et que je déteste à la fois. C’était celui de mon grand père et de ma grand-mère paternels ainsi que celui de ma mère….puisque mon père à court d’imagination à épousé une Marcelle. Trois dans une seule petite famille ça faisait beaucoup ….à gérer.
Je pensais à eux tous ce matin, à tous mes chers disparus en les suppliant de m’aider à rompre ma solitude affective, en ce jour de la Saint Valentin. Quelle blague ils me font de m’envoyer cet émissaire, en signant chacun leur forfait d’un symbole. Alors comme ça là-haut on fait de l’humour, on se la coule douce, on continue à plaisanter en se jouant des vivants ?
Mireille Paris
Le 15 février 2011
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